vendredi, mai 02, 2008

Patrimoine spirituel baleinier de Kayoi

Je me suis récemment rendu dans le port de Kayoi situé sur l'île d'Omijima, dans la ville de Nagato (département de Yamaguchi). Là se trouvent divers vestiges, à la fois tangibles et intangibles, de la chasse à la baleine qui était pratiquée à Kayoi jusqu'à la fin du 19e siècle. J'ai d'ailleurs évoqué les chants baleiniers transmis aux élèves de l'école primaire locale dans un précédent article. Intéressons-nous d'abord à l'histoire de la chasse à la baleine à Kayoi.

Bien avant que la chasse à la baleine ne s'organise, les villages de la région de Kitaura, au nord de la province de Nagato, se disputaient déjà les bénéfices des baleines échouées sur la côte. C'est en 1616 que la chasse à la baleine pratiquée à l'aide de harpons aurait commencé dans la baie de Setozaki (aujourd'hui Senzaki, ville de Nagato). Les bénéfices de cette chasse aurait été taxés par les autorités du fief de Nagato à hauteur de 10% selon un document de 1657. Ce type de chasse a duré jusqu'en 1671, soit 55 ans, avant d'évoluer vers une forme de chasse baleinière utilisant à la fois harpons et filets.

Cette nouvelle technique sera d'abord pratiquée à Setozaki et Kayoi, profitant des particularités géographiques de l'île d'Omijima, à l'aide de filets en cordes de paille. Cependant, ces derniers étant souvent déchirés par les baleines, ils seront remplacés en 1677 par des filets en cordes de chanvre avec le soutien du fief de Nagato. Notons que cette innovation technologique semble s'être faite indépendamment de l'introduction de filets dans la chasse à la baleine à Taiji à la même période.

Cette forme de chasse à la baleine va petit à petit s'étendre à d'autres villages de la région de Kitaura tels que Kawajiri à l'Ouest d'Omijima. Cependant, les kujiragumi vont connaître de plus en plus de difficultés à partir du milieu du 19e siècle, probablement du fait des opérations de nombreux baleiniers occidentaux au large des côtes du Japon à cette époque. Le kujiragumi de Kayoi se voit ainsi forcé d'emprunter de l'argent au fief de Nagato dans les années 1860 pour maintenir ses activités. Bien que ce dernier ait souvent apporté son soutien au kujiragumi de Kayoi, il ne pourra fournir qu'un tiers de l'argent demandé en 1867 du fait de son engagement contre le shogounat pour restituer le pouvoir de l'empereur. Les kujiragumi de la région mettront progressivement un terme à leurs activités dans les années 1890.

L'un des aspects les plus intéressants de la chasse à la baleine au Japon est sa dimension spirituelle, et ceci est particulièrement flagrant à Kayoi. L'influence du bouddhisme, notamment celui de la secte Jôdô-shû y est importante. Le bouddhisme interdit de tuer des animaux, mais reconnaît toutefois la nécessité de se nourrir de la chair de poissons (et de baleines) pour survivre. Pour absoudre ce péché, les gens de Kayoi ont donc commencé à organiser des rituels et à ériger des monuments pour le repos des âmes des baleines et des poissons. C'est ainsi qu'en 1679, le prêtre du temple Kôganji, San.yo Shônin V décide de se retirer de ses fonctions et de s'isoler dans un ermitage appelé Seigetsu-an où il s'adonne à des prières pour le repos des âmes des baleines capturées.

Plus tard, en 1692, il demandera aux dirigeants du kujiragumi d'ériger une tombe en granite, kujira-baka, où seront enterrés les foetus retrouvés dans le ventre de baleines capturées par les gens de Kayoi. Sur la tombe, on peut lire les inscriptions "南無阿弥陀仏 (Namu Amida-butsu)" en prière au Bouddha, et "業尽有情 雖放不生 故宿人天 同証仏果 (Gô-tsukishi ujô hanatsu to iedomo shôsezu, yueni ninten ni yadoshite onajiku butsuka wo shôseshimen)". Cette dernière exprime le regrets des pêcheurs : "Vos vies de baleines se sont terminées en même temps que celles de vos mères par notre faute, mais il n'était pas dans notre but de capturer des foetus. Nous aimerions vous laisser retourner à la mer, mais il vous y serait impossible de survivre seuls. Nous prions pour que vous puissiez, pauvres enfants, obtenir la charité de Bouddha en compagnie des hommes selon nos coutumes, renoncer à la vanité de toutes choses et atteindre l'éveil." La tombe est orientée vers la mer, en direction de l'Ouest, pour permettre aux baleines qui y sont enterrées de contempler l'endroit où elles auraient dû naître et grandir.

Il existe également une tablette funéraire, kujira-ihai 鯨位牌 où figurent les mêmes inscriptions que sur la tombe, et un registre funéraire en quatre volumes dit keigei-kakochô 鯨鯢過去帖 dédié aux baleines où sont inscrits leurs noms posthumes (kaimyô 戒名), la date de leur capture, l'espèce, le nom des pêcheurs. La pratique consistant à donner des noms posthumes était généralement réservée aux hommes. Il s'agit donc là d'un cas rare, si ce n'est unique pour la période d'Edo. Parmi les noms donnés aux baleines, on trouve entre autres "鯨誉大音" ou "正誉鯨覚", le caractère "鯨" signifiant "baleine". Le caractère "誉" est considéré comme le plus digne dans les pratiques de la secte Jôdô-shû. Ceci témoigne du fort sentiment, à la fois de péché et de respect, que les gens de Kayoi ont pour les baleines.

Ces reliques sont conservées au temple Kôganji, situé non loin de la tombe des baleines. Là, un office funéraire dit kujira-ekô 鯨回向 est donné tous les ans pour le repos des âmes des baleines. J'ai pu y assister cette année. La cérémonie a été précédée par des allocutions du prêtre du temple et du maire de la ville de Nagato qui a notamment évoqué les récents incidents en Antarctique et rappelé la nécessité de défendre la culture baleinière du Japon. Les membres de l'Association de préservation des chants baleiniers de Kayoi ont ensuite entonné deux de ces chants, avant que les prières ne commencent. Dans l'enceinte du temple se trouve une statuette de Bodhisattva dite Geigei-gyorin gunrei-jizô 鯨鯢魚鱗群霊地蔵. Elle a été érigée en 1863 par le 13e chef du clan Hayakawa parce que les gens de Kayoi pensaient que la diminution du nombre de baleines s'approchant des côtes était de leur faute.

Plus tard, j'ai eu la chance d'assister à une représentation donnée par l'Association de préservation des chants baleiniers de Kayoi dans la demeure Hayakawa. Cette maison est celle où vivaient les dirigeants (amigashira 網頭) du kujiragumi et enregistrée au patrimoine culturel national japonais en 1974 Les chants eux-mêmes (voir vidéo ci-dessous) sont désignés patrimoine culturel de la ville de Nagato. Notez que ces chants ne sont pas entonnés en tapant des mains, comme il est généralement de coutume pour les chants de célébrations, mais en les frottant, par respect pour les baleines.



On trouve également à Kayoi un petit musée de la chasse à la baleine où sont exposés entre autres 140 harpons et autres outils de chasse utilisés autrefois par les gens du kujiragumi local et désignés comme patrimoine culturel national. Bien qu'il ne parle que japonais, le directeur du musée, M. Fujii fait preuve de beaucoup de passion dans ses explications de la culture baleinière de Kayoi. Je tiens d'ailleurs à le remercier pour sa gentillesse puisqu'il m'a montré tous les lieux relatifs à la baleine dans ce petit port. Bien que la chasse à la baleine ne soit plus pratiquée à Kayoi, tous ces vestiges de cette pratique ancienne me semble former un patrimoine culturel et spirituel important. Tout comme l'indique Kumi Katô dans un article publié dans le International Journal of Cultural Property, l'éthique et la spiritualité en tant que patrimoine culturel intangible peuvent jouer un rôle important dans le débat sur l'utilisation durable des ressources naturelles.

Aucun commentaire: